032…
Sur le yacht qui permettait à Asgad Ben-Adnah de faire son voyage de noces en toute quiétude, c’était l’affolement. Avec l’aide de Benhayil, d’Antinous et de tout l’équipage, l’homme d’affaires avait fouillé partout sans retrouver son épouse ni sa belle-mère. Lorsque le capitaine avait finalement déclaré qu’elles avaient sans doute été projetées par-dessus bord sans que personne s’en aperçoive, Asgad poussa un cri de désespoir qui ne laissa personne indifférent. Son seul bateau ne pourrait jamais retrouver Océane et Andromède dans cette mer immense et, en raison du tremblement de terre et des répliques, il était impossible d’obtenir l’aide des garde-côtes qui participaient aux opérations de secours.
Comme si ce n’était pas suffisant, la menace d’un astéroïde fonçant sur la Terre était en train de causer une véritable panique dans son pays comme partout ailleurs. Il avait donc ordonné au capitaine de mettre le cap sur Israël. La mort dans l’âme, il s’était enfermé dans la petite cabine où étaient réunis tous les ordinateurs. Il écoutait les messages angoissés des dirigeants membres de l’Union sans sourciller. La perte de sa bien-aimée était une bien plus grande tragédie pour lui que tout ce qui se passait dans le monde.
« J’ai tout fait pour la rendre heureuse », songea Asgad, dépité. Ce n’était tout de même pas sa faute si le séisme avait gâché leur cérémonie de mariage et détruit leur villa. Il se souvint alors qu’autrefois le peuple blâmait toujours l’empereur pour ses souffrances… Il était perdu dans ses pensées lorsqu’Antinous entra sans faire de bruit dans son repaire. Le jeune Grec s’agenouilla devant lui, dans cet espace restreint, et leva les yeux sur son maître.
— Pourquoi les dieux me punissent-ils ainsi, Antinous ?
— Et s’ils l’avaient éloignée pour vous protéger, Excellence ? Elle exerçait sur vous un charme néfaste qui vous empêchait de vous occuper des affaires de l’Etat.
Asgad tendit la main pour caresser la joue de l’adolescent.
— Ne parle pas d’elle en mal …
— Je ne fais que vous révéler ce que tous les autres ont peur de vous dire.
— Alors, tu es le plus brave d’entre tous.
L’avertisseur sonore de l’ordinateur se fit entendre.
— Qu’y a-t-il encore ? soupira Asgad avec lassitude.
Il appuya sur la touche qui lui donnait accès à la visioconférence Web. Les visages terrifiés de ses conseillers apparurent sur l’écran, serrés les uns contre les autres pour qu’Asgad les voie tous.
— Excellence, le peuple vous réclame, lui dit l’un d’eux. Pas seulement celui d’Israël, mais celui d’une vingtaine de pays dont certains ne sont pas membres de l’Union. Nous vous en conjurons, rentrez.
— Ils ont raison, commenta Antinous. Votre place est à la tête de votre empire, pas sur un bateau de plaisance.
Asgad était loin de se douter, pendant qu’il retournait chez lui, qu’un autre fléau l’attendait, et celui-là sortait tout droit de l’enfer. Le chaos étant l’élément préféré des démons, Asmodeus profitait du désarroi de la population pour ajouter à son malheur. Il ne reprenait son apparence de Shesha que lorsqu’il avait faim et n’avait qu’à tendre le bras pour se saisir d’un humain, au milieu de la confusion qui régnait dans les rues de la ville. Craignant de retourner dans les maisons, la population cherchait à quitter les quartiers dangereux pour se réfugier dans les parcs et même dans les montagnes. Asmodeus ne prenait que quelques bouchées de celui ou celle qu’il avait transpercé de ses griffes puis laissait tomber le corps sur le sol, où ses serviteurs venaient s’en régaler.
Le Shesha avait toujours joui d’une bonne association avec les Naas, plus malléables que les Cécrops. Un seul, cependant, échappait à sa domination. C’était un jeune sujet qui avait été surpris à l’espionner. Sa sentinelle n’avait pas réussi à le tuer. Cela ne voulait dire qu’une chose : Ahriman le cherchait. Puisqu’il commençait à se lasser de la facilité avec laquelle il terrorisait les humains, Asmodeus décida donc d’aller au-devant de son rival. Une fois qu’il aurait éliminé le bras droit de Satan, grâce aux pouvoirs qu’il lui déroberait, il irait régler leur compte aux Témoins de Dieu.
Il enviait les Naas qui pouvaient se déplacer dans le ciel grâce à leurs ailes. S’il arrivait à s’approprier les facultés surnaturelles de puissants démons, il ne pouvait pas, par contre, leur arracher des membres pour se les greffer. Il adopta donc sa forme reptilienne qui lui permettait de grimper et s’en alla traquer le Faux Prophète. Il le trouva finalement devant un hôpital qui n’arrivait plus à fournir à la demande des blessés. Ces derniers étaient alignés sur des lits de camp dans la rue. Ahriman se promenait entre eux en accomplissant des miracles.
« Quelle matinée splendide pour l’écraser », songea le Shesha en reprenant sa forme humaine de jeune punk. Asmodeus n’avait de considération pour personne. Il ne savait pas parler aux gens et lorsqu’il ouvrait la bouche, plus souvent qu’autrement, c’était pour les agresser. Toute sa vie était centrée sur sa petite personne et ses propres besoins. Malheureusement pour lui, l’univers ne supportait pas ce genre d’égotisme.
En posant un regard amusé sur les visages souffrants des blessés, Asmodeus s’approcha peu à peu d’Ahriman, sans qu’il s’en rende compte. Il s’arrêta à quelques lits de sa victime et l’observa un moment avant de se décider à l’attaquer.
— Te voilà enfin, constata le Faux Prophète en se redressant.
— Tu es le dernier démon à qui je n’ai pas arraché ses pouvoirs.
— Dans ce cas, tu n’as pas cherché très loin, car j’en ai trouvé d’autres.
Asmodeus fronça les sourcils, incertain du sens de cette parole.
— Je voulais aussi te remercier, poursuivit Ahriman, car, grâce à toi, il ne reste plus que des idiots sans défense en enfer.
— Mais ce ne sera pas toi qui régneras sur eux.
— On dirait que tu oublies que nous avons un maître commun, qui n’aime pas les usurpateurs.
— Je n’oublie rien du tout. Ce maître, ce sera moi.
Ahriman lança sur lui la boule de feu qu’il avait sournoisement fait apparaître dans sa main tandis qu’ils parlaient. Le Shesha esquiva juste à temps le projectile enflammé qui poursuivit sa route jusque sur le mur de l’hôpital où il explosa, semant la terreur parmi les patients qui attendaient pour voir un médecin.
— C’est tout ce que tu sais faire, Orphis ? s’exclama Asmodeus en riant.
D’un geste vif, le Shesha fit lever un vent violent qui repoussa les lits plus loin, créant un grand espace pour qu’il puisse se mesurer à son adversaire. Nullement impressionné, Ahriman n’avait pas remué un cil. Comme un taureau, Asmodeus fonça sur lui, mais il se heurta à un mur invisible et tomba à la renverse. Furieux, il fit jaillir de ses mains une énergie brûlante qui fit fondre le bitume, mais n’affaiblit d’aucune manière le bouclier du Faux Prophète. Il changea alors son feu en glace, mais elle s’y cassa.
Voyant dans les yeux du Shesha qu’il s’apprêtait à battre en retraite, Ahriman les encercla tous les deux d’une muraille de feu par-dessus laquelle il ne pourrait pas sauter. Asmodeus recula en cherchant une façon d’utiliser cette enclave à son avantage. Avec un sourire cruel, son rival ouvrit entre eux un gouffre rond duquel s’échappaient les lamentations des damnés.
— Reconnais-tu cet endroit, démon ? lui demanda le Faux Prophète.
— Si quelqu’un doit y tomber, ce ne sera pas moi !
— Sais-tu pourquoi Satan m’a choisi pour le seconder ?
— Certainement pas pour ton intelligence !
— Tu as raison, cette qualité ne fait pas partie de celles qu’il recherche en ses alliés. Il préfère la perfidie, l’astuce et la méchanceté, mais il récompense toutefois la loyauté. Jamais tu ne pourrais prendre ma place auprès du maître, Asmodeus, car tu n’as aucune finesse. Tu ne penses qu’à satisfaire tes propres appétits et tu es incapable de voir plus loin que le bout de ton nez. Satan a besoin d’un lieutenant qui ait la même vision que lui.
— Ce n’est pas ta place que je convoite, mais la sienne !
— Alors, tu n’es qu’un fou qui ne mérite pas de respirer.
Ahriman tendit les mains devant lui, paumes vers le haut, et écarta les doigts. Asmodeus se sentit aussitôt saisir par la poitrine et tirer vers le trou. Utilisant tous ses pouvoirs, il parvint à s’arracher à cette emprise magique. Ahriman recommença, sachant fort bien que, chaque fois, le Shesha s’épuisait. Lorsqu’il le vit au bord de la panique, le Faux Prophète quitta l’arène en marchant au travers des flammes. Asmodeus voulut en faire autant, mais le feu lui brûla sauvagement la peau. Il se métamorphosa en reptilien, mais ses écailles ne le protégèrent pas davantage.
Le cercle de feu se mit alors à rétrécir très lentement, refoulant le Shesha vers le gouffre. Il émit aussitôt des grincements stridents, appelant ses serviteurs à son aide.
— Tu es si prévisible, mon pauvre ami, résonna la voix d’Ahriman autour de lui.
Des sifflements aigus parvinrent aux oreilles d’Asmodeus. D’un moment à l’autre, les Naas le hisseraient hors de sa prison embrasée. Il les vit tournoyer au-dessus de lui, analysant les lieux avant de s’y risquer. En se refermant de plus en plus, la muraille de feu ne leur permettait plus d’y descendre. Il ne restait plus que quelques centimètres…
— Adieu, Asmodeus.
Poussé par les flammes, le Shesha tomba dans l’abîme. D’un seul coup, le feu s’éteignit. Ahriman s’approcha du bord du grand trou.
— Ceux que tu as tués se feront un plaisir de te tailler en pièces, ajouta-t-il.
— Je survivrai, Arimanius, et c’est moi qui te démembrerai lorsque tu viendras me rejoindre !
— Blablabla…
Le Faux Prophète referma le gouffre d’un geste de la main, puis porta son regard sur la centaine de Naas qui voltigeaient au-dessus de lui. En utilisant des sphères incandescentes, il se mit à les descendre un à un, comme dans un jeu vidéo. Leurs cadavres calcinés s’abattirent dans la rue, sur les voitures et sur les lits de camp, terrorisant encore plus les malades et les passants.
— Maintenant, le monde est à moi ! lança Ahriman en se frottant les mains.